L'AUTEURE
DU
TEXTE . Noëlle
de Smet, enseignante et formatrice belge, praticienne de la pédagogie
institutionnelle, est aussi l'auteure du recueil édité lors du colloque
"Au front des classes"
organisé en 2005 par le mouvement sociopédagogique "Changements pour
l'Égalité". Cet ouvrage regroupe un certain nombre d'articles écrits
entre 1980 et 2004. La monographie ci-dessous, d'abord publiée dans la
revue TRACeS, est l'un de ces textes.
Se
planter
« Le savoir, un trou avec
quelque chose autour. »
Cette expression pourrait faire sourire ou grimacer – Si c’est ça être
enseignant... Quand même ! Et pourtant... À me plonger dans le fait de
considérer chaque élève un par un dans ces groupes d’élèves confrontés
aux apprentissages, je repense à Karima et à nos circuits et méandres.
Moins bruyants et plus complexes que le circuit de Francorchamps.
Karima, la peste de l’école, étiquetée délinquante puisqu’elle « n’a vu
que ça » avec « ses-trois-frères-en-prison et
ses-parents-démissionnaires-qu’on-ne-voit-jamais ». Karima faisait du
racket chez les autres, volait les dix heures dans les couloirs des
petits de maternelles, mettait le feu à une poubelle, vidait
l’extincteur, sabotait les cours, jetait des cartouches d’encre sur la
jupe d’un prof et du Tipp-Ex au plafond. Elle était assez bonne en
français, quand elle s’en occupait, mais seulement pour avoir fini la
première et se moquer des autres traînardes. Elle sabotait même le
Conseil. Je la bordais comme je pouvais en tentant de l’arrimer à ceci,
à cela, pour qu’elle puisse rester dans le groupe mais elle tentait de
passer par-dessus bord, de détourner les arrimages.
Un jour, ce fut le jour du « moi aussi ». Elle regardait jalousement
celles qui prenant des responsabilités, officiellement au Conseil,
avaient du coup des privilèges et des bouts de pouvoir et pouvaient en
parler, ce qui leur donnait une grande place à ses yeux. Impossible de
les saboter toutes. Le Conseil les tenait. Elle mit un point à l’ordre
du jour : « Moi aussi ». Mystère éclairci de ces mots lorsqu’elle dit
qu’elle voulait une responsabilité aussi. Provocatrice, elle dit :
« Y a que des trucs d’école dans cette classe, moi je veux une plante
». Les autres rigolent. J’arrête tout pour prendre sa demande très au
sérieux :
— Comment tu pourrais faire ?
— Ah. Je peux ? Ben j’amène une plante.
Personne ne s’oppose. La secrétaire inscrit sur la liste des
responsabilités affichées dans la classe : Karima, responsable plante.
Le lendemain, la plante est là avant tout le monde. Karima avait comme
entraîné l’éducateur sensé surveiller la cour en lui disant : « Venez
m’ouvrir la classe... Si, si, je dois absolument aller porter cette
plante (à 7 h 30 du matin !) d’ailleurs, venez voir c’est écrit :
Karima, responsable plante. »
Cette responsabilité est bien plus multiple qu’il n’y parait : trouver
une place pour la plante, trouver un récipient pour l’eau, pouvoir
aller chercher l’eau hors de la classe, arroser la plante, enlever ce
qui est mort et le jeter, attendre les boutons pour en parler au
Conseil, voir ce qu’on fait de la plante pendant les congés... Pour les
congés courts, contacter la femme d’ouvrage qui arroserait ; pour les
longs, la prendre chez soi, la soigner chez soi, la rapporter. Et puis,
chaque semaine, rendre compte au Conseil et recevoir les avis des
autres, genre « C’est chouette, tu la soignes bien mais on n’entend
plus parler que de cette plante ici. ... Y a pas qu’elle hein. », dit
avec un sourire par une compagne. Entre Karima et les autres (souvent
brimées par elle) et moi naissait autour de cette plante une complicité
souriante et tendre ; étonnant, avec cette fille si dure qui en plus,
très maligne, me disait : « Et surtout ne venez pas me barber en disant
que j’ai changé ! » — « Et elle fait moins chier son monde ? Et elle
travaille mieux ? » me demande une collègue à qui j’avais signalé que
cette plante, sa place, son arrosage appartenaient à Karima. Ben non,
pas vraiment... Variable. Je ne cherchais d’ailleurs pas d’emblée des
progrès au travail. J’ai simplement voulu dire oui à cette plante et
par là à Karima, pressentant qu’il se jouait là quelque chose
d’important.
Dans son désert de « non », une petite plante me rappelait qu’il y
avait un sujet au travail (pas spécialement scolaire). J’espérais aussi
que Karima trouve du désir pour d’autres choses encore et par ailleurs,
je continuais à inventer. Un jour, je prépare un atelier d’écriture
intitulé « J’entre dans un livre ». Pour que chacun, moi y compris,
puisse dire et écrire quelque chose de ses représentations, images,
souvenirs, appréhensions, élans vis-à-vis des livres avant même d’en
lire, j’ai rassemblé avec une collègue, une série de dessins de livres
personnifiés ou placés dans des contextes inattendus. Bonheur, je
trouve un livre en forme d’arrosoir. Le jour dit, j’étale tous les
dessins sur les tables et les élèves choisissent le dessin avec lequel
elles vont dire, écrire. Karima, l’air distrait choisit le livre
arrosoir et me demande si elle peut aller s’installer seule dans un
coin de la classe. Je ne l’entends pas (pour la première fois après
cinq mois). Je passe à côté d’elle et glisse un œil. Elle avait écrit
un long texte sur les livres qui arrosent les têtes. Ce texte a été lu
à la classe comme tous les autres et applaudi puis choisi pour être mis
dans la brochure collective. À cette occasion-là, Karima demande : «
Est-ce qu’on va regarder l’orthographe ? Parce que ceux qui vont lire
ça, y doivent pas me prendre pour une débile. » En arrosant sa plante
en fin de journée, pendant que je rangeais des restes de travail,
volontairement seule pour être présence discrète auprès de l’arrosage,
voilà que j’entends Karima me parler, elle qui criait souvent « faut
jamais parler à un prof, sinon y se croit grand sur toi. » Elle me dit
qu’elle adore lire, qu’elle lit beaucoup mais qu’il ne fallait pas le
dire. Je lui ai demandé si elle l’avait dit à sa plante. Réponse : «
Mais maintenant c’est notre plante, madame. C’est pour la classe. »
Quinze jours plus tard, elle demande des livres à la responsable
bibliothèque.
Je tente de relire cette histoire... Il semble que Karima ait trouvé un
complément d’être dans un objet qu’elle a localisé chez l’Autre : le
Conseil. Le Conseil où « chacun » peut porter sa demande de plante ou
d’autre chose. Et cet objet, tant le Conseil que la plante, rend Karima
désirante, en tout cas plus désirante que ce qu’elle donnait à voir.
Elle et d’autres m’ont appris à attendre, à veiller, à inventer, à
éveiller, à inscrire... Tenir cette position, par exemple avec les
enfants des milieux populaires dont les paroles, les « non », les
éclats, les envies sont souvent considérés comme hors de propos,
colmatés, matés, c’est se donner un savoir à partir duquel chaque
enseignant peut inventer selon son style, inventer à partir de chaque
sujet, frapper de l’intérieur plutôt que de l’extérieur. Et ce faisant,
il nous devient possible de ne plus absolutiser ni les savoirs, ni les
étiquettes collées sur les sujets de telle catégorie sociale ni cette
fonction de maître — tout — sachant. Et d’échapper ainsi à un rôle que
nous tiendrions à notre insu : fabricants d’enfants symptômes et
vendeurs d’armes.
Virginio Baio, psychanalyste écoutant cette histoire, en dit ceci :
Finalement, qu’est-ce qui pourrait être à l’origine de cette révolution
qui a fait place au surgissement, chez Karima, d’une position de désir,
de désir de savoir, du goût pour la lecture, pour le savoir ?
• On pourrait dire, premièrement, que dans la classe, Karima dit non à
tout, se met en travers de tout : elle prend sa position décidée contre
tout et tous. Elle incarne un « non » absolu.
• Deuxièmement, l’enseignante, face à ce « non » absolu, lui fait une
place : elle répond » oui » à ce « non » en le « bordant ».
• Troisièmement, au minime signe de Karima, comme sujet (« Moi aussi »)
l’enseignante fait une place à Karima en faisant une place à sa plante
: faisant ainsi de la plante une « métaphore du sujet », de ce qui
concentre et représente le désir, le goût et le travail d’elle.
• Quatrièmement, la violence non seulement semble disparaître, mais
elle laisse place au contraire à une élève qui prend l’initiative, qui
est là avant l’heure, qui prend la parole dans le Conseil, qui se tient
aux règles du lien social de la classe : ça pousse chez elle un désir
décidé ! Il y a un sujet qui est au poste de commande : un sujet qui
dit « oui » !
• Cinquièmement, en trouvant une place, des soins, des arrosages
soignés, c’est elle qui trouve une place comme sujet, elle consent à
être objet d’attentions.
• Sixièmement, les enseignants sont surpris de cette « naissance d’une
position désirante ». Karima est capable de surprendre « ceux qui
savent » !
• Septièmement, l’enseignante ne tombe pas dans le piège d’être
intéressée par le fait que Karima s’adonne à l’apprentissage. Elle se
tient au parcours logique de passer par les temps, les choix, les
demandes de Karima.
• Huitièmement, c’est Karima même qui demande d’écrire — là où
l’enseignante s’est tenue finement au signifiant qui fait partie des
valeurs de Karima, l’arrosoir — devenant créatrice de métaphores : «
Les livres qui arrosent les têtes ».
• II y a, neuvièmement, une inversion de la demande : l’enseignant n’a
pas à demander de corriger les fautes, mais c’est Karima même qui
demande que l’Autre intervienne pour corriger ses fautes.
• Dixièmement : quelle surprise pour l’enseignante, grâce à ces énormes
détours et détours de découvrir que, sous l’horreur de la violence de
ces « non », gisait bien caché un « j’adore lire ! »
Et enfin, si l’enseignante s’appuie sur le « savoir exposé » de la
psychanalyse selon l’orientation de Jacques Lacan et de Jacques-Alain
Miller, et y trouve son fil d’Ariane, c’est quand même elle qui
s’autorise à s’inclure dans la position terrible de Karima, à parier
sur elle, à s’en faire sa partenaire, en lui disant « oui » en disant
oui à sa plante, suivant pas à pas le consentement que Karima lui
faisait en vérifiant si elle pouvait compter sur son enseignante, si
elle pouvait compter sur le « désir de l’enseignante » et non pas sur
sa « demande qu’elle apprenne ». Pourrait-on dire que l’enseignante,
dans son jeu désirant avec Karima, a su, discrètement, faire entrer
dans le « jeu du désir » et le « sujet » et sa « satisfaction ». Un
sujet qui, dans son jeu, a quitté sa position défensive pour aller à
l’attaque de trouver de la joie à jouer avec le désir de l’Autre, ici
incarné par son enseignante.
Noëlle De Smet
(in TRACeS
n° 163, décembre. 2003.)
Pour qu’ils puissent dire
: « Moi aussi. »
« II n’y a pas de vérité, il n’y a que des histoires. »
Jim Harrison
Des praticiens continuent de construire ensemble la pédagogie
institutionnelle (P.I.) en témoignant de leurs pratiques au jour le
jour dans des monographies. Ces textes permettent à tous ceux qui se
risquent à la pratique de la P.I. d’essayer inlassablement de
comprendre ce qui se joue dans la classe et de travailler sans cesse
leurs outils.
Les textes de Noëlle De Smet sont de cette sorte : de lumineux récits
qui nous éclairent, nous laissent plus forts, plus clairvoyants et nous
donnent l’envie et la force de refuser le déterminisme accablant de
l’exclusion scolaire.
L’histoire de Karima que raconte Noëlle, par exemple, celle d’une élève
en révolte, qui multiplie les passages à l’acte transgressifs à l’égard
de la règle scolaire, nous parle du désir bloqué, muselé avec lequel le
praticien de la P.I., ne veut en aucun cas s’accommoder.
La P.I., pédagogie du désir, dit-on !
Pour Karima, la formidable énergie de ce désir est mise au service de
la sape de l’ordre de l’école plutôt qu’aux apprentissages. Jusqu’à ce
que la classe de français, parce qu’elle est institutionnelle, permette
à l’adolescente de dire que de cette classe elle veut en être. Survient
alors ce « Moi aussi », expression saisissante d’une décision, que
Noëlle espère, escompte et attend patiemment et qui surgit et se dit
quand le désir se réveille, et la fait sortir d’un refus radical.
Le récit éblouit, mais n’étonne pas. Car la classe toute entière, dès
lors qu’elle s’institutionnalise se tend d’un maillage invisible qui
fait contention sans interdire et même tout le contraire : un filet
propre à capter du désir.
L’organisation institutionnelle de la classe n’a pas la fonction de
faire accepter l’ordre ou de le faire régner, mais de permettre,
d’autoriser. Alors, l’inattendu peut advenir car le déplacement et
l’affranchissement deviennent possibles notamment à l’égard de
l’étiquetage dévastateur dont sont victimes trop souvent les élèves en
rejet et rejetés, telle Karima désignée « délinquante ».
Plutôt que de se demander : « Mais qu’est-ce que je vais faire de
cet(te) élève ? », le praticien de la P.I. cherche le dispositif
médiateur –en aucun cas en prise directe avec l’élève problématique
mais en direction du groupe-classe, dans son ensemble– qui fasse
ouverture vers une possible émergence du désir d’apprendre et de vivre,
non pas dans la solitude du découragement ou de la révolte, mais avec
ses pairs.
Il s’interroge sur l’institution susceptible de faire advenir un « Moi
aussi » de la part des élèves en rupture pour qu’ils entrent dans les
apprentissages et soient parties prenantes dans le groupe. Car les
institutions de la classe sont autant de dispositifs désirables, que,
patiemment, avec le groupe, l’enseignant installe au fur et à mesure
que se révèlent les difficultés de la vie en classe, qu’elles soient de
l’ordre de l’apprentissage ou de celui du vivre-ensemble.
Les institutions de la classe, pièges à désir dit-on aussi !
La classe institutionnelle se tisse ainsi peu à peu d’un filet de plus
en plus solide qui permet à la fois le passage, les déplacements et la
sécurité de chacun et qui permet de (se) tenir ensemble pour travailler.
Les projets coopératifs, les techniques de travail individuel ou en
groupe, les décisions concernant la classe, les règles communes, les
responsabilités, sont les nœuds d’un tissu humain et social qui permet
au groupe-classe d’être un lieu d’apprentissage et de vie, solide,
sécurisant et désirable qui invite chacun à en être. Le conseil,
espace-temps nodal et primordial de ce tissu vivant, permet de faire
tenir et vivre l’ensemble.
Les monographies des praticiens de la P.I. montrent que ce filet permet
souvent une pêche (ou un repêchage) qui ne paraît miraculeuse que si
l’importance, la densité et la solidité du réseau d’échanges que
représentent les différentes institutions n’ont pas été saisies à leur
juste mesure. C’est à ce réseau qu’un jour, comme pour Karima, « ça »
accroche et que certains enfants sortent du refus.
Dans la classe de Noëlle, pour cette adolescente en révolte, c’est
l’institution « responsabilités » qui a joué le rôle d’accroche. Non
pas la responsabilité distribuée aux volontaires par l’enseignant, mais
de celles que l’on prend devant tous, celles qui engagent et dont on
rend compte devant le groupe au cours du conseil.
Les responsabilités, institution essentielle, comme le conseil, dit-on
encore !
Je vais garder ce texte en mémoire comme une aide précieuse pour les
moments de doute ou de découragement. Car le moment où au conseil,
Karima demande à être responsable des plantes, alors que des plantes il
n’y en a pas dans la classe, suivi de la réponse « Comment tu pourrais
faire ? » de Noëlle qui sait la fragilité du désir et la nécessaire et
patiente prudence à l’égard de ce qui éclôt et se dit alors là, fait
sens pour moi au-delà du rationnel.
Cette histoire de vie, d’eau, de nature me semble emblématique de la
pratique de la P.I. qui reste un refus de l’impuissance et qui
concrétise le « II y a toujours quelque chose à tenter » de ceux qui
restent résolument « au front des classes ».
Elle reflète surtout Noëlle De Smet toute entière, sa ténacité, son
intraitable douceur, son rire, sa détermination, son courage modeste,
bref, sa si belle humanité.
Irène Laborde — Avril 2005 in Noëlle
De Smet, Au front des
classes, éditions Talus d’approche, Belgique, 2005. .
L'AUTEURE
DU
TEXTE . Irène
Laborde a pratiqué la pédagogie institutionnelle dans les classes
primaires du Val-de-Marne avant de rejoindre l'équipe des formateurs en
Sciences humaines de l'IUFM de Grenoble où elle a assuré les fonctions
de professeur de pédagogie auprès des PE. Elle travaille depuis les
années 80 avec le Ceépi. Elle est à l'origine de la constitution du
Collectif isérois des Équipes de Pédagogie Institutionnelle qui
accompagne, depuis 1995, le travail de la P.I. dans une quarantaine de
classes chaque année.