Réalisé dans le
but de proposer un rapide aperçu de certains aspects de la pédagogie
institutionnelle, le texte qui suit est un «survol» et le lecteur
intéressé aura tout intérêt à consulter les ouvrages indiqués en notes
ou sur la page «
Bibliographie»
s’il souhaite approfondir la question. Limitée dans ses ambitions,
cette présentation est aussi fortement marquée par les pratiques
professionnelles du groupe girondin de P.I. puisque c’est sur celles-ci
que ce qui s’énonce ici trouve son appui. Il s’agit donc, encore une
fois, de rester dans la logique d’une formule autrefois énoncée par
Fernand Oury : «Ne rien dire que nous n’ayons fait.» Mais nous pensons
aussi que ce que nous faisons est également ce qui nous fait et donc,
lorsque nous parlons de notre
pratique pédagogique, il n’est pas interdit d’entendre le terme de
praxis.
Celle-ci se situant avant tout dans les classes de l’école primaire,
même si on la rencontre aussi parfois au collège ou au lycée, voire
dans des cursus de formation d’adultes (formation continue ou
universitaire). Fidèle à ses origines, elle se poursuit également dans
un certain nombre de classes de l’enseignement spécialisé.
C’est
depuis la proposition faite par Jean Oury au congrès de Paris de
l’École Moderne, en 1958, que nous la nommons «Pédagogie
Institutionnelle». Jean Oury, psychiatre et psychanalyste, frère de
Fernand Oury et fondateur de la clinique psychiatrique de La Borde est
lui-même une figure essentielle de la psychothérapie institutionnelle,
cette approche de la psychiatrie basée sur la théorie freudienne et la
prise en compte de l’importance du milieu de vie des malades, dont le
fondateur est François Tosquelles (1912-1994), psychiatre d’origine
catalane qui a longtemps travaillé à l’hôpital de Saint Alban, en
Lozère.
«Institutionnel» étant un terme assez polysémique, nous
préciserons qu’il n’est pas à prendre ici dans le sens «d’établi» mais
dans une perspective dynamique, en une formulation qui a quelque
proximité avec la proposition de C. Castoriadis lorsqu’il distinguait
«l’institué» de «l’instituant». Autrement dit, et d’après Jean Oury
encore, il s’agit de «l’institution de systèmes de médiation dans
lesquels les personnes ne sont plus simplement face à face, mais
parlent de quelque chose qui existe et œuvrent sur quelque chose qui
existe en dehors d’eux et dont ils sont responsables.»
1
Enfin, et même si c’est ici trop rapidement dit, il peut être
intéressant de garder à l’esprit que le terme «institutionnalisation»
est un raccourci ne rendant compte que d’une seule dimension, alors que
le travail institutionnel véritable ne peut se faire que dans un
mouvement qui vise à articuler «institutionnalisation» et
«désinstitutionnalisation».
Éléments de l’AtomiumC’est
avec ce célèbre monument bruxellois que F. Oury donne une image de la
classe institutionnalisée ou, plus précisément, de l’articulation des
éléments qui la composent. En signalant, comme le fait Oury, qu’une
présentation des différentes composantes ne prenant pas en compte la
finesse et la précarité de leurs interrelations aboutit non pas à une
analyse mais à une autopsie, nous évoquerons ici quelques points
d’ancrage qui nous paraissent essentiels.
2S’il
est souhaitable qu’elle soit un espace particulier, la classe se
subdivise en lieux différenciés, certains permanents, d’autres
temporaires. Un rapide déplacement de mobilier, parfois de simples
gestes ou une annonce suffisent généralement à les faire exister. Même
sommaires, ces repérages sont précis, réguliers et marqués dans le
temps, ils signalent l’ouverture d’un moment et d’un lieu singulier qui
va donner leur tonalité aux paroles qui peuvent s’y déployer. Ce qui
s’y jouera n’est pas encore complètement écrit et ce qui s’ouvre est
donc, en quelque sorte, un espace potentiel. Les activités qui vont s’y
dérouler, ce qui réunit les participants, ce sur quoi ils vont agir, la
manière d’y prendre la parole, voilà ce qui va distinguer ces
différents lieux les uns des autres et, à travers les distinctions et
oppositions ainsi créées, contribuer à construire le sens des actes
engagés tout en offrant la possibilité qu’existe une place pour chacun.
Mais
d’autres délimitations sont tout aussi importantes pour construire ce
qui fait «cadre» dans la classe, en particulier celles qui concernent
le temps et les groupements. Dans la journée de la classe coopérative,
il existe des temps précis pour le travail collectif et le travail
individuel. Les activités se définissent en partie par leur place dans
le déroulement d’ensemble ainsi que par leur durée et leur fréquence.
D’autre part, les travaux se réalisent dans des configurations
multiples, que ce soit les équipes, fixes et formées à partir du
sociogramme-express
3 ou
occasionnelles et constituées dans un projet particulier, ou encore les
groupes de compétences qui vont réunir des élèves travaillant sur les
mêmes apprentissages. À propos de ces premiers éléments évoqués mais
aussi de quelques autres, on se référera avec intérêt au livre de René
Laffitte,
Une journée dans une classe coopérative (voir
Bibliographie).
À
l’intérieur des différents composants de la classe coopérative, ce sont
des personnes qui agissent, à partir des statuts et des rôles qui
peuvent être les leurs. Il est alors question de distinctions
indispensables à la présence de chacun avec les autres, dans la
sécurité et la possibilité de voir reconnaître sa singularité. Selon
les groupes de P.I., les appellations peuvent varier et on entendra
tour à tour «ceintures», «ceintures de comportement», «ceintures de
couleurs», «couleurs de compétences». Bien sûr, ces termes peuvent en
évoquer d’autres et, les «méconnaissances» diverses y prêtant leurs
concours, nous sommes, par exemple, régulièrement soupçonnés de
«comportementalisme». Indiquons simplement que seule la prise en compte
de la structure de la classe et des interactions qui s’y déroulent a
quelque chance de faire émerger le sens des termes utilisés. C’est la
contextualisation du passage de telle ceinture ou de l’exercice de
telle responsabilité qui leur donne sens et existence. Faisant
apparaître une large gamme d’exigences et de pouvoirs référés à la
pratique de la classe, les « ceintures de comportement » permettent aux
élèves la reconnaissance et l’accession à différents statuts, tandis
que la possibilité d’assumer tel ou tel rôle dans la classe
(secrétaire, chef d’équipe, responsable de…, etc.) s’appuie sur
l’articulation entre ces mêmes ceintures et les acquisitions ou les
exigences liées aux productions.
4 De
nombreux documents, collectifs ou individuels, sont l’occasion d’une
inscription de ces évolutions : tableaux des ceintures, des métiers,
des présidences, des couleurs de compétences, dossier «Mes progrès»,
plan de travail individuel, tableau de gestion des productions en
cours, etc. Mais ces fonctionnements sont toujours sous la menace
d’identifications illusoires (se prendre pour son statut ou son rôle
par exemple) et c’est la «mise en jeu» des différentes institutions
entre elles qui a quelques chances de permettre l’émergence de
fonctions propres à éviter les cloisonnements ou les «chosifications».
5Les
institutions de la classe coopérative sont trop nombreuses et leurs
articulations trop complexes pour être présentées ici de manière
exhaustive. On s’en tiendra donc à quelques évocations à compléter par
d’autres lectures. Institution emblématique,
6 le
Conseil («l’œil, le cerveau, le rein et le cœur du groupe» disait F.
Oury) est ce lieu vital de parole et de décision où sont instituées les
règles qui déterminent le travail et la vie du groupe-classe. Au
Conseil peuvent être discutés les statuts, les rôles, l’organisation
des lieux et des activités. Il a le pouvoir de créer, transformer ou
supprimer des institutions dans la classe. Certaines lois peuvent y
être élaborées ou modifiées. C’est lors du Conseil que sont traités la
plupart des conflits. Chacun peut y faire des critiques, demander des
sanctions. Mais aussi y faire entendre remerciements et félicitations.
L’institution Conseil oriente la classe non plus à partir de rapports à
deux, mais au travers de relations médiatisées par une instance tierce.
Si le maître est toujours le garant de la Loi, responsable de la classe
et détenteur du droit de veto, l’institutionnalisation permet
l’accession à des pouvoirs limités, donc réels, dans la classe. Des
lois écrites, certaines élaborées collectivement, sont plus accessibles
pour tous, maître y compris. La parole, du pouvoir, circulent et la «
monnaie intérieure » participe à ce circuit d’échanges. Le travail
scolaire est rémunéré, enfreindre une règle expose à une amende. À date
régulière, cette monnaie, qui n’a cours que sur le territoire de la
classe, permet d’acheter et de vendre au marché.
Le travail
scolaire, de préférence géré coopérativement, est principalement
organisé à partir des Techniques Freinet (productions de type journal,
d’enquêtes-albums, d’ouvrages de fiction ou documentaires ; textes
libres et ateliers d’écriture ; correspondance scolaire et échanges ;
fichiers auto-correctifs et plans de travail ; bibliothèque de classe
et productions plastiques ; etc.).
Dernier élément brièvement
signalé : la classe institutionnelle est sous la responsabilité de
l’adulte qui la dirige. Si l’on considère cette apparente banalité en
prenant en compte l’importance prise par le positionnement psychique de
cet adulte en situation professionnelle, on en viendra probablement à
se poser la question de ce qui l’assure et donc à réfléchir aux
modalités d’élaboration des pratiques (groupes d’entraides, groupes
d’analyse des pratiques, groupes de parole, etc.).
Pour l’essentiel, la pédagogie institutionnelle trouve ses origines
dans le double apport de Célestin Freinet et de la psychothérapie
institutionnelle. Pratiquée et élaborée par des instituteurs, ce sont
donc des praticiens qui la fondent. Dans les années cinquante, les
classes Freinet s’implantent dans les grands centres urbains. Fernand
Oury et d’autres jeunes instituteurs/trices introduisent les techniques
Freinet et la classe coopérative dans des classes de ville, des classes
spécialisées, en les articulant avec d’autres influences venues des
sciences humaines et centrés sur le groupe et ses effets ou la
psychanalyse. Dans ce dernier domaine, les travaux de Françoise Dolto
et de Jacques Lacan sont les plus influents. Si l’instituteur n’est pas
thérapeute, il peut toutefois penser à éduquer avant que l’on ait
besoin de rééduquer.
En 1955, la fondation de l’Institut Parisien
de l’École Moderne est une conséquence de ce travail. Après une
polémique avec Célestin Freinet au sujet de ces apports nouveaux,
l’I.P.E.M. est dissous en 1961. En 1978, à la suite de modifications au
sein du comité directeur, l’instance dirigeante du mouvement Freinet,
la pédagogie institutionnelle retrouve une existence dans l’I.C.E.M. Le
module de travail « Genèse de la Coopérative », est constitué,
Jean-Claude Colson, René Laffitte, Maurice Marteau, Lucien Martin et
Jean-Louis Maudrin invitent Fernand Oury et Catherine Pochet à
participer à leurs travaux. Ce groupe de recherche et d’écriture publie
et organise des stages de formation sur le plan national. À la même
époque est fondée l’association «Maintenant la Pédagogie
Institutionnelle» par le Collectif des Équipes de Pédagogie
Institutionnelle (C.E.P.I.), animé par des compagnons de Fernand Oury.
En 1992, deux associations distinctes, issues de «Genèse de la
Coopérative», se sont constituées : «L’Association Vers la Pédagogie
Institutionnelle (A.VP.I.), appellée ensuite Association Vers la Pédagogie
Institutionnelle - Fernand Oury» et «Pratiques de la Coopérative, devenue ensuite Techniques Freinet - Pédagogie Institutionnelle (T.F.P.I.)».
Selon les
situations locales, ces différents réseaux travaillent à l’intérieur ou
à l’extérieur du mouvement Freinet, dans des groupes appelés souvent
«champignons» ou «chantiers». Centrés sur la conduite de la classe
institutionnalisée, ils organisent des rencontres, des stages de
formation et poursuivent la publication de monographies. Depuis mars
2004 et les rencontres «Psychothérapie et Pédagogie institutionnelles»
de Lille, la coopération entre les champs éducatif et thérapeutique
connaît une certaine reviviscence.