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Félix a 8 ans. Il est
arrivé dans notre école en septembre après avoir
changé de département suite à une mutation de
son père. Il est inscrit au C.E.1 dans la classe de C.P. -
C.E.1 dont je suis responsable.
Cette classe mérite qu'on
s'y attarde un peu en cette fin d'année. Son effectif n'a pas
cessé de changer pour finalement se stabiliser à 23
élèves en février. Il est composé
d'enfants de 6 à 9 ans, aux compétences et aux niveaux
de progression très hétérogènes. Certains
élèves ont atteint le niveau de fin de cycle en deux
années, tandis que d'autres y arrivent à peine en trois
ans. Nous demandons d'ailleurs un maintien exceptionnel pour l'un
d'entre eux.
Deux élèves primo
arrivants ont intégré la classe mais une a
quitté l'école sans que la famille n'informe qui que ce
soit. Quatre élèves font actuellement une
thérapie, quatre autres sont en passe d'en commencer une.
À tout cela nous pouvons ajouter l'absentéisme
chronique de certains élèves et le stress non moins
chronique de la maîtresse.
Il n'est pas étonnant dans
ces conditions que la classe ait eu du mal à se constituer en
groupe. Les conflits sont nombreux et les élèves
investissent les institutions là aussi à des rythmes
différents. À partir du mois d'avril, un
deuxième Conseil est institué pour tenter de
gérer au mieux ces conflits.
Premier texte de Félix : Le cochon
J'attendais avec impatience la
première production écrite de cet élève
qui avait vécu une rentrée très difficile.
Pourtant depuis septembre, les choses s'étaient calmées
et il semblait aller plutôt bien.
Félix présente fin
décembre son premier texte à la classe.
Ce texte sera choisi pour
paraître dans Le
Réveil, le journal du
cycle 2.
Le cochon
Il était une fois un
cochon qui ne savait pas parler.
"Bonjour" il le disait
"Bonsour".
Il ne savait pas
parler.
Je l'invite à
réfléchir à une suite pour cette histoire qui ne
me semble pas terminée afin que, lors de la mise au point du
texte et avec l'aide d'autres élèves, il puisse achever
ce travail.
La mise au point aurait lieu
dès le retour des vacances de Noël.
Retour sur les premières semaines de
l'année.
À ce moment de
l'année, on est bien loin des jours qui ont suivi la
rentrée scolaire.
En septembre, Félix met
trois semaines à trouver sa place dans la classe et dans
l'école, manifestant des comportements d'angoisse
évidents.
Chaque jour, il se
présente au dernier moment à la porte de
l'école, suivi ou plutôt poussé par sa
mère qui a beaucoup de mal à le conduire
jusque-là. Elle porte son cartable en prétextant qu'il
a mal au bras et reste dans la cour sans se résoudre à
partir. Félix, assis sur un banc, refuse d'entrer en classe.
Je lui parle et l'accompagne à l'intérieur après
avoir reconduit la mère à la porte de l'école.
Le reste de la matinée se déroule normalement.
Félix ne refuse pas de travailler. Il n'a pas de gestes
agressifs envers moi ou les autres élèves ce qui n'est
pas le cas avec sa mère, les dames de service ou parfois
même le directeur qui prend le relais. L'après-midi cela
recommence.
Chaque jour des cris et des
colères accompagnent l'arrivée de Félix à
l'école. Le déroulement de la classe s'en trouve
perturbé. Il se plaint régulièrement : "J'ai mal
au ventre." Il est absent à deux reprises pour cette raison.
D'autre part Félix n'est pas très propre. Mal
coiffé, il adopte une attitude crispée et de repli sur
lui-même.
De jour en jour, sa mère
me met de plus en plus mal à l'aise. Je trouve que son
discours sonne faux et je pense qu'elle n'est pas
étrangère au comportement de Félix. Je la trouve
trop présente. Je lui dis que la situation est intenable pour
la classe. Elle me fait part de son impuissance face à son
fils, que se soit pour l'accompagner à l'école ou pour
lui faire faire sa toilette. De plus, elle tente d'écarter le
père : "Il travaille tout le temps". En même temps, elle
nie les difficultés de Félix en disant que c'est
l'école qui n'est pas accueillante, que cela ne se passait pas
comme ça l'an dernier.
Le directeur prend alors contact
avec l'école et les services sociaux que la famille
fréquentait l'année passée.
Nous apprenons que le même
scénario s'est produit au C.P. Par ailleurs, la famille
bénéficiait d'une mesure d'aide éducative,
consécutive à des violences conjugales du père
envers la mère. La Justice avait pris une mesure de retrait
concernant leur premier enfant. En fait, Félix souffre
d'angoisses importantes depuis plusieurs années et il
rencontre de grosses difficultés avec sa mère. Les
choses s'étant bien améliorées au cours du C.P,
la mesure de justice a été levée. Cependant, les
services sociaux n'ont pas été informés du
déménagement de la famille.
Au bout de deux semaines, nous
rencontrons ensemble le père et la mère à propos
des difficultés que Félix connaît à chaque
entrée à l'école. Le père évoque
rapidement les mesures de Justice dont la famille a fait l'objet en
précisant que cela s'est arrangé. Il minimise les
difficultés de Félix en soulignant sa réussite
scolaire. Il s'engage à faire en sorte que son fils se rende
à l'école dans de bonnes conditions. Lorsqu'il
évoque la possibilité d'un internat pour Félix,
la mère est manifestement très angoissée.
À la suite de cette entrevue, les choses commencent
effectivement à s'arranger.
Vendredi 21 septembre, le plan
Vigie-pirate entre en vigueur : les parents doivent rester à
l'extérieur. Félix entre seul dans l'école avec
son cartable et va se ranger quand ça sonne.
Il travaille normalement. Il joue
avec des élèves pendant la récréation. Il
assiste au Conseil où il vote. Je le félicite pour son
arrivée en classe.
Bilan : soleil
Félix a enfin fait sa
rentrée à l'école.
En décembre, on peut dire
qu'il est un élève volontaire qui réussit sur le
plan des apprentissages et progresse. Il a bien investi les
institutions mises en place dans la classe mais toujours avec une
saine prudence.
Le "Quoi de neuf ?" : Il ne
s'inscrit jamais, mais y participe de plus en plus
souvent.
Au début en disant qu'il
n'entend pas bien, puis plus tard en posant des
questions.
Je ne désespère pas
de le voir un jour s'inscrire mais je sens quand même chez lui
la volonté de laisser à la porte de la classe ce qui
concerne sa vie familiale.
Les métiers : Le 16
novembre, Félix obtient un métier. Il aide une
élève de C.P. à distribuer et à ramasser
les fichiers de maths. Je remarque qu'il le fait bien, contrairement
à d'autres et surtout qu'il s'inscrit tout à fait dans
la démarche coopérative de la classe.
Le Conseil : Il intervient peu
mais toujours à bon escient et participe aux
votes.
En octobre, il prend la parole
suite à la demande d'un élève qui souhaite faire
le métier : "Garder la classe quand la maîtresse
s'absente",
"Toi, tu ne sais pas quoi nous
faire faire comme travail."
Il fait souvent
référence à la loi et aux règles. Il
semble m'avoir perçue comme une personne-ressource, garante
des institutions dans lesquelles il évolue en
sécurité.
Les ceintures de comportement :
À ce jour, Félix n'a demandé aucune ceinture.
Mais il se conforme ainsi à l'état d'esprit de la
classe qui dans ce domaine ne manifeste pas encore le désir de
"grandir".
Malgré son état
d'hygiène déplorable, Félix n'est pas
rejeté au sociogramme. Il suscite même des demandes et
se porte volontaire pour accompagner des élèves en
grande difficulté.
Son plan de travail individuel
est toujours fini dans les temps et il reçoit sa paye
complète chaque semaine. Il participe au choix de dessins,
fait des présentations de livre ou de lecture
Il a des gêneurs comme les
autres, paye ses amendes le plus naturellement du monde et participe
au marché avec plaisir.
Chaque jour son bilan est bon.
"Je me suis bien amusé. J'ai bien
travaillé."
L'hospitalisation
Le premier trimestre a
été long et assez pénible. Mais les projets dans
lesquels nous sommes engagés m'incitent à reprendre la
classe avec espoir : la parution du journal, la création d'une
danse contemporaine avec la participation d'un chorégraphe et
surtout le cycle de natation qui va débuter le jeudi
suivant.
Ce n'est pas le cas pour tout le
monde.
Le matin de la rentrée,
Félix ne semble pas vouloir rejoindre la classe. Il reste
collé au poteau près de la porte. C'est la
première alerte mais j'associe cela à un retour de
vacances difficile.
Je m'attache plus
particulièrement à accueillir une nouvelle
élève qui arrive du Sénégal.
Le mardi, Félix se plaint
du ventre et du genou à plusieurs reprises. Plus tard, alors
que nous corrigeons un questionnaire relatif au roman de Tomi Ungerer Pas de baiser pour Maman, Félix est victime de crampes au
bas du visage. Je remarque que cet épisode se produit au
moment où nous discutons des problèmes que le
héros rencontre avec sa mère. Une mère qui
n'accepte pas que son fils prenne ses distances.
Le soir, nous nous quittons sans
oublier de rappeler que nous allons à la piscine le jeudi
matin.
Jeudi matin, Félix est
absent.
Comment avais-je pu imaginer
qu'un enfant qui refuse de se laver et que toute situation nouvelle
plonge dans le stress accepte sans problème de se "jeter
à l'eau" ?
À midi, sa mère
vient m'expliquer les raisons de son absence. Depuis la veille, le
genou de Félix s'est mis à gonfler, il ne peut plus
marcher. On doit lui faire une radiographie.
Les jours suivants, elle revient
plusieurs fois me faire part de l'état de Félix.
D'après elle, les médecins ne savent pas de quoi
souffre son fils. Quand j'évoque la piscine et les craintes
éventuelles de Félix, elle écarte cette
hypothèse en disant qu'il adore l'eau.
Au début de la semaine
suivante, le médecin de famille hospitalise Félix. Je
ne sais pas ce qui se passe. Je tente de rassurer la classe. Nous
décidons d'envoyer une lettre et des dessins.
Quelques jours plus tard, la
directrice de l'école de l'hôpital des enfants me
téléphone. Elle est très inquiète pour
Félix. Son genou n'a absolument rien, mais elle me
décrit son arrivée à l'hôpital : il
était complètement tétanisé et
manifestait des comportements d'angoisse très importants
dès qu'on voulait le toucher.
Elle me demande de lui parler de
Félix à l'école. Je termine mon historique en
évoquant la piscine que je crois être
l'élément déclencheur. Elle confirme et finit
par me dire que Félix souffre d'encoprésie grave, que
l'hôpital craint une maltraitance psychologique et qu'ils ne
laisseront pas partir Félix avant d'avoir fait une
enquête.
Nous décidons de maintenir
le lien entre Félix et la classe via Internet. La classe le
rassure, nous lui donnons des nouvelles du projet danse. Nous lui
disons que nous l'attendons pour mettre au point son texte qui doit
paraître dans le journal et que nous espérons son retour
prochain.
Félix va mieux, il reprend
le dessus, se remet au travail à l'hôpital.
Il reste absent jusqu'au 4
février.
Ce jour-là, j'ai
rendez-vous avec la psychologue du C.M.P.I. qui avait commencé un travail avec Félix
avant son hospitalisation. Elle est allée le voir à
l'hôpital et me fait part de ses conclusions. Selon elle, la
mère de Félix entretiendrait avec son fils un
état fusionnel. Elle serait dans la jubilation à
l'idée que personne ne peut les sortir de
là.
Personne n'a jugé bon de
prendre une mesure de séparation et l'hôpital a
accepté de laisser partir Félix compte tenu de la prise
en charge thérapeutique.
En attendant des jours meilleurs,
Félix est de retour dans la classe. J'évite sa
mère autant que possible, confortée dans l'idée
que si son fils se sent bien en classe c'est parce qu'il peut se
dégager de sa problématique d'attachement et s'investir
dans un cadre contenant, sécurisant.
Félix retrouve vite ses
marques et nous reprenons le travail avec lui. Nous avons un texte en
chantier...
La mise au point de texte : Le
cochon
Je copie le texte au tableau puis
la mise au point se fait avec le groupe des élèves de
C.E.1.
Le cochon
Il était une fois un
cochon qui ne savait pas parler.
"Bonjour" il le disait
"Bonsour".
Il ne savait pas
parler.
Moi : Penses-tu que ton texte est
fini ?
Lui : Non, j'ai
réfléchi mais j'arrive pas à finir.
Moi : On va essayer de t'aider
à le terminer. Pourquoi le cochon ne sait-il pas parler
?
Lui : Il n'a jamais
été normal.
On lui demande d'expliquer
"Bonsour".
Félix répond que
"Bonsoir" le cochon le disait aussi "Bonjoir"
Un élève
s'interroge : " Est-ce que le cochon a un maître ?
"
Cette idée l'accroche et
il dit : " Il ne sait pas parler car il n'a jamais eu de maître
pour lui apprendre."
Parle-t-il de maître
d'école ou de propriétaire ? Je ne lui demande
pas.
Différentes propositions
sont faites par les élèves pour poursuivre l'histoire :
faire intervenir d'autres animaux de la ferme pour aider le cochon ou
pour se moquer de lui ou encore faire adopter le cochon.
Félix refuse
tout.
Moi : Comment envisages-tu la fin
de cette histoire ?
Lui : Il va apprendre à
parler. Il va trouver un maître.
Félix me dicte alors la
suite de l'histoire en se balançant d'avant en arrière.
(Il a la même attitude lorsqu'il présente un livre ou
une lecture à la classe.) Toutes les phrases ajoutées
sont les siennes. Il refuse une seconde proposition
d'adoption.
Les autres élèves
se plaignent car ils n'ont rien pu ajouter. Félix intervient
pour dire que c'est grâce à eux qu'il a pu finir cette
histoire.
Le cochon
Il était une fois un
cochon qui ne savait pas parler.
"Bonjour" il le disait
"Bonsour".
Il ne savait pas
parler.
Il n'avait jamais
été normal.
Le cochon n'avait jamais eu de
maître et c'est pour ça
qu'il n'avait pas appris à
parler.
Un jour le cochon trouva un
maître. Il lui dit : "Bonsour !"
Le maître s'étonna
et lui apprit à parler.
L'heure des bilans
Il serait bien sûr
illusoire de penser qu'à elle seule la classe peut venir
à bout des angoisses de Félix. Pourtant, elle lui a
permis de trouver sa place, de venir en aide aux autres, de faire des
apprentissages.
En juin, Félix a
progressé de deux couleurs en lecture (bleu foncé), en
calligraphie (vert foncé), en orthographe / grammaire /
conjugaison (bleu clair) et en mathématiques (bleu
foncé).
Le "Quoi de neuf ?" : Fin avril,
Félix s'y inscrit pour la première fois : " Avec mon
père, hier j'ai été voir des courses de chevaux.
" Depuis, il intervient plus souvent.
Les métiers : Depuis le 11
juin, Félix a un deuxième métier : il inscrit
les élèves "gêneurs" sur un tableau et aide
à l'encaissement des amendes.
Les ceintures de comportement :
Le 4 juin, il demande la ceinture jaune qu'il obtient à
l'unanimité, puis le 26 juin, la ceinture orange.
Félix présente son
deuxième texte à la classe en mars :
Toti
Il était une fois un petit
chien qui s'appelait Toti.
Toti aimait se promener dans la
rue, mais un jour il rencontra Grorex.
Grorex était un
méchant alors Toti partit se protéger.
Il alla dans une maison ouverte.
Grorex regarda de tous les côtés.
Toti sortit de la maison et se
dirigea vers la plage. Grorex l'avait vu et le suivit. Toti se cacha
dans un tuyau. Grorex alla dans l'eau pour voir si Toti n'y
était pas.
Mais tout à coup, Toti vit
que Grorex allait se noyer, il alla le chercher et le tira par la
queue.
Ils devinrent
amis.
Cette fois-ci la mise au point
est rapide. Le texte était déjà
abouti.
Je note aussi combien l'aspect
physique de Félix s'améliore. Mieux coiffé,
quelquefois plus propre, il est moins replié sur
lui-même et à tendance à se redresser. Pendant un
certain temps, il se "mangeait" les lèvres et se grattait,
provoquant une infection qui a ensuite migré vers l'oreille.
Il se plaint encore du ventre de temps en temps. Tous les jeudis, il
nous accompagne à la piscine et reste sur le bord du
bassin.
La fin de l'année scolaire
approche. J'ai proposé au directeur de convoquer une
équipe éducative réunissant tous les acteurs
sociaux qui ont gravité autour de Félix. Je suis encore
convaincue qu'il est en danger. Pour l'instant, il est entre les
mains de la psychologue qui m'a dit récemment qu'elle
"bricolait", qu'elle était obligée de prendre en charge
la mère et le fils, faute de quoi la mère ne
l'amènerait plus. Cette mère qui se cache pour
épier son fils pendant la
récréation.
Depuis quelques mois, il
entretient une relation privilégiée avec Emma, une
élève de la classe. Ils ont demandé à
faire partie de la même équipe. Il y a quelques jours,
elle l'a invité chez elle pour son anniversaire. La
mère de Félix a accepté avec réticence de
le laisser participer seul à cette fête. Elle serait
bien restée tout l'après-midi ! Ce matin-là,
Félix ne s'est pas rendu chez sa thérapeute. Il semble
qu'il ait passé un après-midi formidable mais il a
été ensuite absent pendant deux jours. Motif de
l'absence : dérangement intestinal.
Son émancipation lui
coûte cher !
Au dernier Conseil, Félix
a remercié Emma qui voulait bien lui donner la main dans le
rang.
Agnès
Dumand
et le groupe Pédagogie
Institutionnelle Gironde (2001)
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C.M.P.I. : Centre Médico-Psychologique
Infantile
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