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Histoire banale

Jérémy petite souris

C.E.1, presque trois mois de classe. Maintenant ça commence à tourner, comme on dit...
Afin de me griser un peu plus du bon fonctionnement de la machine, je contemple la symphonie colorée du tableau des ceintures. Et soudain le couac.
La ligne de Jérémy est vide. Pourtant, Jérémy n'est pas un excité. On serait même tenté de dire "bien au contraire". Non, on le qualifierait plutôt d'élève calme, sérieux, bien appliqué, passant inaperçu, se faisant oublier.
En reprenant mes notes de ce début d'année scolaire, voici ce qui ressort à propos de Jérémy : 7 ans, pas très grand, plutôt chétif, joue dans la cour, travaille en classe. Signes particuliers :
- Ne parle pas au "Quoi de neuf ?"
- N'a jamais été secrétaire.
- N'a pas écrit le moindre texte libre.
- Ne parle pas au Conseil, sauf s'il est sollicité auquel cas il s'exprime à voix forte.
- Participe aux votes.
- Respecte les règles de la classe.
- Est toujours ceinture blanche, puisqu'il n'a pas demandé à passer  la rose.
Pour entrer dans la classe, il doit donc se ranger dans le couloir, seul désormais puisque tous les autres sont au moins ceinture rose, et attendre le signal de l'autorité.

Quoi de neuf, Jérémy ?

À la rentrée de janvier, Jérémy passe ses examens et devient niveau orange en écriture et lecture.
Au Conseil du mardi 14, la classe adopte, sur proposition du maître, la règle suivante : "Une ceinture verte fait avancer les ceintures blanches."
Jeudi 16, il entre en classe sans se ranger. Le lendemain, le maître, personne d'autre n'a pensé à le faire, le critique pour être entré seul. Il n'a pas recommencé depuis.
Lundi 20, au "Quoi de neuf ?", Sabine, émue, nous raconte une histoire de petits lapins qu'elle a attrapés dans leur trou avec sa soeur tandis que leur mère, la maman lapin, s'échappait. Elles leur ont donné un nom, les ont recueillis, nourris, apprivoisés.
Sur ce, Jérémy intervient pour la première fois dans un "Quoi de neuf ?" :
"C'est pas vrai Tu inventes."
Sabine :
"Et alors ?"
Au Conseil du lendemain, il demande à aller faire pipi. Jusqu'au début du mois de mars, il repose toujours la même question à tous les Conseils : "Je peux aller faire pipi ?"
Une semaine après, il intervient pour la seconde fois dans un "Quoi de neuf ?". Christine raconte que sa mère est infirmière et qu'elle travaille la nuit : "Comment elle s'appelle ta mère ?"

En dix jours, Jérémy a donc transgressé une règle de vie, est intervenu deux fois dans un moment de classe. Il ne s'est pas encore véritablement exprimé mais il exprime sûrement son malaise au Conseil. Il commence peut-être à bouger ?


Jérémystigri


En février, la monnaie entre dans la classe. Lors des deux premières payes, Jérémy encaisse en tout 4 hroons (prononcer "ron" : unité monétaire de la classe), deux par plan de travail. Chaque fois, il a pris les billets et les a mis dans sa trousse. Au premier marché, il se promène, regarde les stands, lui n'en a pas fait, tient ses billets à la main mais n'achète rien. Il passe orange en imprimerie.

Après les vacances, troisième intervention au "Quoi de neuf ?". Éric raconte un tournoi de foot auquel il a participé. Jérémy : "Moi aussi j'y étais. On a gagné la coupe." dit-il avec un sourire ravi. Pour la première fois, il parle de lui.
Son plan de travail continue à être respecté mais il ne fait pas de travail supplémentaire. Quand il a terminé son travail, il lit ou bien il dessine.
Le 8 mars, son équipe reçoit 5 hroons pour une page de journal. Ils sont quatre dans l'équipe et pas de chef d'équipe. Ça discute ferme. Finalement, Jérémy donne un hroon à chacun de ses équipiers et empoche le billet de cinq.
Vendredi 13, au Conseil, il ne pose pas sa sempiternelle question. Aujourd'hui c'est : "Je peux aller faire caca ?" La réponse reste invariable : "Non."

Au marché du lendemain, il a un stand. En vente des peintures et dessins personnels plus une étiquette de footballeur. Trois minutes plus tard, il a rangé toute sa marchandise. Il vient vers le stand du maître, regarde, compte ses hroons. Il pourrait acheter. Il va le faire et au dernier moment il repart.
Mardi 17, Jérémy prend la parole au Conseil : "Je critique Pierre qui a fait l'idiot à la cantine. Et je propose un hroon d'amende." Pierre paye (il est le plus riche de la classe).
Le même jour, Jérémy vient me dire qu'il a perdu le texte qu'il avait commencé à écrire la veille, son premier.
Jeudi 19, il retrouve le texte, plus exactement le début puisqu'il n'y a que le titre "La paye". Le 20, il est terminé pour le choix de texte. Il n'est pas élu mais il ira quand même dans le journal à la rubrique Vie de la classe.
Au marché du 28, Jérémy achète un compas à Sabine avec lequel il joue jusqu'à la fin du marché, en riant très fort.


Quelques pistes...


Silencieux, Jérémy aurait pu passer inaperçu. Discrètement installé dans les normes scolaires, un élève parmi d'autres, sans problème particulier. Et pourtant...
Qu'a entendu Jérémy dans l'histoire des lapins recueillis par Sabine ? C'est son affaire et il n'est plus possible d'y avoir accès. Reste ce que cela nous évoque : imaginer par exemple que ce récit de lapereaux pris à leur mère, nommés et recueillis, a fait écho chez lui.
Le "Quoi de neuf ?", ce n'est donc pas simplement le moment où l'on raconte que l'on a mangé du "poulet-frites" chez mamie ? Ce serait un moment où parfois on se raconte ? L'irruption d'une parole vraie l'inquiéterait-elle ? Essaye-t-il de faire barrage à un discours qui le dérange ?

Au Conseil, que cherche-t-il lorsqu'il critique Pierre et qu'il propose une amende ? S'agit-il pour lui de tester le trio "loi-monnaie-pouvoir"? Avant de se lancer dans ces institutions qui l'attirent et lui font peur à la fois, n'essaierait-il pas de vérifier d'abord les "systèmes de sécurité" ? Apparemment ça marche : le plus riche a payé.
Son premier texte libre suivra, un écrit sur des nombres : ce qui parle le moins de la personne. S'il est empreint de rigidité et de redondances, peut-être y entend-on aussi la proclamation d'une nouvelle école pour Jérémy, où l'on peut gagner quelque chose.
De là, il peut ensuite se résoudre à se défaire d'un objet réel de papier pour acquérir le pouvoir d'acheter et de vendre, d'entrer dans un circuit d'échanges symboliques.
Jérémy incarnait-il ce qu'il avait cru comprendre de l'École ? Ancien gardien d'un temple vide, le voici maintenant entré dans une société d'échanges ?

Christian Delavaud
et le PIG (1987)

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