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Mickaël, des livres et des loups

Un peu d'histoire...

Mickaël est en C.P., il aura sept ans en février. Bien vite, il se fait remarquer par sa diction. Son langage est à peu près incompréhensible :
- il mélange masculin et féminin,
- il ne fait pas de phrases,
- il remplace le phonème [ ch ] par [ s ],
- il n'utilise pas les [ r ],
- il oublie les [ i ] en milieu de mots... entre autres.

Quelque peu inquiet, j'essaie de me renseigner auprès des collègues. J'apprends que la famille vient de s'installer dans la commune. Ils ont acheté un terrain et vivent en caravane en attendant de faire construire. Le père, chauffagiste, travaille en déplacements, il est souvent absent. À ma demande, la mère de Mickaël me rend visite à la mi-septembre. Elle reste évasive en ce qui concerne les antécédents scolaires de son fils et m'annonce :
"Je trouve qu'il ne parle pas très bien, je ne sais [ ze ] pas s'il [ zil ] va apprendre à lire."
Personne ne semble donc capable de restituer son passé, et sa mère ne lui accorde guère d'avenir. Où est l'histoire de Mickaël ?
Outre ses problèmes d'oralisation :
- il ne connaît que le [ ouz ] (rouge), pas d'autres couleurs ;
- il ne sait aucun nombre à part le 1 ;
- ses dessins ressemblent à ceux d'un enfant de quatre ans, et il se  sert de couleurs sombres ;
- il ne reconnaît pas son prénom mais sait en écrire la première  lettre : M.
 Mickaël est encore dans la toute petite enfance.



Accueil...

Pourtant, dans la classe, des structures sont là pour l'accueillir. Au même titre que les autres, il participe aux activités scolaires : il a un plan de travail, il est présent aux ateliers lecture, mathématiques, et passe les examens. Il assiste au "Quoi de neuf ?", au Conseil, au choix de texte...
Il fait partie d'une équipe et son travail est payé.
Un mois après la rentrée, je note que rien n'a véritablement changé. Il ne fait pas de progrès scolaires, n'intervient dans aucun moment collectif. Mickaël ne gêne pas la classe.
À la mi-octobre, il réussit à repasser sur son prénom, il le reconnaît. Au Conseil, il demande le métier des [ tiivo ] (petits livres). Ce sont les romans utilisés en lecture suivie.
Début décembre, il demande sa ceinture jaune en comportement. Elle est refusée car il n'entre pas en classe calmement. Le 11, il la redemande. Elle est accordée. À la fin de la récré suivante, il n'attend pas le signal pour entrer en classe ; il sait que dorénavant, il peut le faire. Mickaël est dans l'équipe de Carole. En atelier, elle a toutes les peines à le faire rester calme. Il gêne. Dispensé de travail par son équipe, il dessine, découpe, colle des constructions sans formes.
Toujours peu de progrès scolaires, mais sa diction s'améliore légèrement.



Au loup !

Depuis la rentrée de septembre, Mickaël joue du début à la fin des récréations. Bras écartés, hurlant, il poursuit ses proies. C'est le loup. Mais un loup bien inoffensif qui n'attrape jamais personne. Lorsqu'on passe à sa portée, il ralentit sa course et jette ses bras dans le vide.
Fin octobre, l'album
Histoire sombre est mis en chantier. À partir d'un début de roman, nous construisons une histoire en atelier d'écriture. Le groupe des C.P. se réunit avec le maître pour écrire en commun une histoire qui prendra ensuite la forme d'un album, production finie qui aura sa place dans la bibliothèque. Les séances se passent toujours au même endroit, sont limitées dans le temps, et quelqu'un distribue la parole (en ce cas le maître).


Les enfants sont invités à imaginer la suite d'une succession d'emboîtements amorcée dans le roman Histoire sombre :
"Dans un pays sombre, très sombre, il y a un bois sombre, très sombre, dans ce bois il y a un château... et puis plus loin il y a une petite salle, un coffre."
"Et dans ce coffre ?" demande le maître.
Mickaël : "Un bébé."
Les autres :
"Oui, un bébé abandonné.
- Un bébé qui a perdu ses parents.
- C'est trop long. "
Le maître : "Qui fait une phrase ?"
Annelyse : "Dans ce coffre, il y avait un bébé abandonné."
Le maître : "On garde ?" (Cinq sur sept : Sébastien et Jacques ne sont pas d'accord). "On continue ?" (Oui à l'unanimité.) "Et dans ce bébé abandonné ?"
Mickaël : "Un loup ! Dans ce bébé abandonné il y avait un loup."
Le maître : "Et dans ce loup ?"
Sébastien : "Un bébé."
Sandrine : "Encore !"
Mickaël : "Un bébé déguisé en loup."
Il est décidé que l'histoire s'arrêtera là. Mickaël n'est pas d'accord, il aurait bien aimé continuer l'emboîtement des poupées russes.
Au cours de la semaine suivante, Mickaël sait reconnaître, nommer et désigner dans une collection le nombre deux. Jeudi 12 novembre, il écrit son prénom seul et sans modèle, en lettres capitales.
Le lendemain, c'est la récréation du matin. Mickaël joue au loup. Rien d'inhabituel. Pourtant à ma grande stupéfaction, il fuit devant une de ses anciennes proies. Rattrapé, il devient loup. Mais c'est un grand méchant loup qui essaie vraiment de capturer les moutons. Cette fois ça y est ! Il tient Marie-Lore. Devenu mouton, il court à la bergerie.



Nominations...

Le 20 Novembre, Carole, sa chef d'équipe, demande à être "responsable de Mickaël", c'est-à-dire l'aider pour le travail scolaire, le prendre en charge pour les sorties...
Son équipe prépare un exposé sur les châteaux forts. Au cours de ce travail, Mickaël en dessine deux dont l'un est choisi pour le panneau affiché après l'exposé. C'est sa première participation active au sein de son équipe. Il dira à Jacques : "C'est moi qui ai fait le dessin."
La semaine avant Noël, Annelyse vient me dire : "Ça y est, Mickaël, il sait les couleurs." Intrigué, je vais vérifier aussitôt et... il réussit à nommer les couleurs de tous ses crayons-feutres.
"Qui t'a appris ?
- C'est elle, la fille, là-bas." répond-il en désignant Carole. Il est félicité au Conseil suivant, Carole aussi.
Quelques jours après la rentrée de janvier, au moment d'inscrire le travail du soir, il appelle : "Carole !" C'est la première fois, à ma connaissance, que Mickaël fait appel à elle et la nomme.
Ainsi, en peu de temps, Mickaël a appris :
- à différencier les couleurs,
- à se nommer (il écrit son prénom, il dit "C'est moi qui"),
- à nommer l'autre (elle, la fille, Carole).
Différencier, nommer... Je pense que Mickaël vient de franchir une étape importante.



Père et papas...

Toujours en janvier, nous achevons, en atelier d'écriture, L'histoire de Pierre.
(Les interventions de Mickaël sont en caractères italiques.) :


Il était une fois un petit garçon qui s'appelait Pierre. Cet enfant avait une mère et un père. Ses parents lui avaient acheté un livre pour apprendre à lire. Dans ce livre il y avait des mots qu'il connaissait. Un jour, ils allèrent à la plage. Son père laissa Pierre et sa mère et il partit travailler.
Ils décidèrent de se baigner
et après ils se promenèrent dans les bois. La maman fit exprès de perdre son enfant.
Le père revint et cria très fort. Il se fâcha avec sa femme.
Pendant ce temps, Pierre était arrivé dans un château. Il crut voir son papa.
-
C'est toi papa ?, dit-il.
-
Non, ce n'est pas moi. Moi, je suis un monsieur qui est à vendre. Je ne suis plus un papa.
À ce moment-là, le père et la mère de Pierre arrivèrent au château. Ils retrouvèrent leur enfant perdu et s'embrassèrent en se demandant pardon.
Pierre demanda :
Qui c'est mon vrai papa ?
Le faux papa partit très loin se vendre ailleurs.
Plus jamais ils ne se quittèrent.
L'histoire de Pierre est terminée.


Que faut-il entendre à travers ce père qui laisse Pierre et sa mère pour partir travailler, et à travers ce château fort, lieu clos, qui lui permet de sortir du bois ?
Quant à cette insistante interrogation :
- C'est toi papa ?
- Qui c'est mon vrai papa ?
Elle me renvoie à ce que Mickaël exprime aux bilans du soir :
9 janvier. Soleil : "Mon père, toujours il me réveille."
23 janvier. Orage : "Ma mère nous met dehors."
4 février. Orage : "Le monsieur il vient et ma mère nous dit d'aller dehors."
9 février. Soleil : "Mon père, il va venir mon père."
Mickaël semble avoir du mal à se construire une image du père - celui qui donne une origine - image distincte de celle de tous ces papas (le "monsieur" du bilan, le "faux papa" de l'histoire de Pierre, le vrai papa).
L'atelier d'écriture, le maître, Carole, l'équipe, la classe, l'ont peut-être aidé à s'y retrouver.



Lenteur...

Comparés à ceux des autres C.P., les progrès scolaires de Mickaël m'apparaissent beaucoup plus lents.
Ses actes de lecture : Il reconnaît les mots "loup", "Pierre" (le 19 janvier), trois prénoms d'élèves de C.P. Début mars, il n'identifie qu'une douzaine de mots, presque uniquement des noms propres. Sa seule prise d'indice se situe au niveau de la première lettre, lorsqu'elle est majuscule. Ainsi, le 28 janvier : "C'est pareil que dans Mickaël", dit-il en désignant le M de Marie-Lore. Le 22 février : "C'est comme dans Pierre", et il montre le P de Pourtant.
En février, il compte jusqu'à 7, il écrit son prénom en y ajoutant l'initiale de son nom. En mars, il va jusqu'à dix-huit, et me montre qu'il sait écrire son prénom en lettres attachées. Il réussit presque parfaitement à dire bibliothèque.

Depuis le début de l'année, la plupart du temps, Mickaël termine son plan de travail et n'oublie pas de venir se faire payer. Il règle ses amendes. Au marché, il vend et achète. Il participe assez régulièrement au travail d'équipe. À partir de la fin janvier, Mickaël se fait presque systématiquement exclure du Conseil, des présentations de lecture, de poésie,... Il ne se fait pas exclure du Quoi de neuf ?, ni du choix de texte, mais il n'y prend pas la parole. Il commence à avoir des amendes impayées, sa paye ne suffit plus. Le 23 février, il n'attend pas sa responsable pour écrire le travail du soir. À partir de ce jour, Carole se contentera de vérifier. En mars, il continue à se faire exclure. Il a toujours quelques amendes en retard.
Mickaël progresse au ralenti.



Des histoires...

Pourtant, ce Mickaël qui maintenant entre seul en classe, sort tout seul de l'école, écrit seul ses devoirs, compte jusqu'à 18, connaît toutes les couleurs, gêne au Conseil, sait écrire son prénom, reconnaît une douzaine de mots...
ce n'est plus tout à fait celui qui se demandait qui était son vrai papa, était toujours le loup, était pris en charge pour entrer et sortir, ne connaissait que le nombre 1 et la couleur rouge, ne gênait jamais, n'écrivait que l'initiale de son prénom, ne semblait pas familiarisé avec les livres.

Mickaël est intéressé par ces livres, il s'en occupe, c'est son métier, mais il avance plus que prudemment pour apprendre à lire.
Les livres, c'est fascinant : dans ces pages imprimées, il y a une histoire mystérieuse dont les grands, ceux qui savent lire, ont la clef.
Dans ce livre, qu'y a-t-il ? Une histoire.
Et dans cette histoire, qu'y a-t-il ? Une autre histoire.
Et avant cette autre histoire ?
Comme dans l'atelier d'écriture d'octobre, les questions  s'enchaînent.

 

Christian Delavaud
Stage Genèse de la Coopérative Aix-en-Provence (Atelier B) - 1989

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