« Toutes les monographies publiées
sont une lecture de la réalité complexe de la
classe ; traversée par des phénomènes
inconscients » René Laffitte [1]
I. EN CLASSE 20 septembre 2004, Kamil
arrive avec quinze jours de retard. Il était en vacances en
Turquie.
Premier
jour Kamil entre dans la
classe de CP avec un petit cartable de maternelle. Il est grand, a le
regard hagard et me semble perdu. Je ne comprends pas ce
qu’il dit. Il articule à peine et ne forme pas de
phrases. Il s’assoit à côté
d’Ertugrul qui le connaît et l’accueille
avec un sourire, les autres enfants le connaissent aussi. Moi, je
semble être la seule à le découvrir. En
le voyant, je me dis : « N’est-il pas
retardé ? » et aussitôt : «
C’est terrible d’avoir cette
pensée-là. » Mais il n’est
pas temps de s’appesantir : je fais l’appel et
j’accueille Kamil. Puis la classe démarre vraiment
avec le « Quoi de Neuf ?».
Septembre Au cours des
évaluations, Kamil compte jusqu’à 2, il
sait lire son prénom, mais il ne connaît ni ne
sait nommer les lettres de l’alphabet. Kamil est perdu et ne
sait pas quand il faut ranger ses affaires. Ertugrul explique et lui
montre ce qu’il faut faire. J’essaie de faire
réagir Kamil sur les mots, la lecture. Il ne dit rien.
Lorsqu’il parle, certains enfants servent
spontanément d’interprètes parce que
j’ai du mal à comprendre. Mais, rapidement, je décide qu’il est hors de question
de recourir à un traducteur, à un passeur. Si
Kamil veut parler, qu’il se fasse comprendre. Ses dessins sont
surprenants : riches en couleur, variés. Je
découvre un monde intérieur coloré. Nous partons une semaine
au château des Primevères en classe
transplantée. Kamil s’intègre, aide
à taper le texte du journal à
l’ordinateur. Une semaine plus tard,
il veut écrire le mot château. Je saisis cette
opportunité pour créer une boîte
« dessin-mot ». Nous travaillons ensuite sur
l’album Une maman pour Choco[2] dont il
dessine les personnages à plusieurs reprises.
Novembre Au mois de novembre, la
monnaie, le plan de travail individuel et le marché sont
introduits dans la classe. En mathématiques, il arrive
à compter jusqu’à 5. En lecture, il travaille
sur les fiches PEMF niveau O1 (je sélectionne les fiches). Depuis que la monnaie
intérieure a été introduite, Kamil
fait toujours son travail et s’applique. Je suis surprise de
voir qu’il apprend à compter avec la monnaie.
Décembre,
janvier, février Au « Quoi de
Neuf ? », il s’inscrit deux fois. Il
présente des objets : une B.D de Tintin, puis des lunettes
en papier qu’il a fabriquées. En classe, Kamil a un
métier qu’il exerce
régulièrement : « Fermer la porte de la
classe ». En janvier, lors
d’un marché, je commence à vendre
à destination des plus fortunés quelques objets
coûteux : corde à sauter, petites voitures. Il
manque 2 sous à Kamil pour pouvoir s’acheter un
minuteur très convoité. Un autre enfant qui a les
20 sous s’offre le minuteur. Le marché se termine
et Kamil pleure à chaudes larmes. Ismahane lui demande ce
qui lui arrive. Il fait comprendre qu’il voulait le minuteur.
À ce
moment-là, la tentation est grande de baisser le prix. Je
suis émue de voir Kamil pleurer. Moi qui me demandais si cet
enfant ressentait des émotions ! En même temps, je
me dis qu’il faut attendre une prochaine fois. Ismahane lui
donne 2 sous, et dit : « Maintenant tu as 20 sous. » Elle emmène
Kamil se repérer au tableau de la monnaie et lui montre : 10
+ 10 = 20 sous. Courant
février, Kamil commence à faire la
différence entre écriture cursive et scripte.
C’est à ce moment-là qu’il
commence à écrire son prénom en
cursive mais l’institutrice que je suis est encore
embarrassée. Kamil ne connaît toujours pas les
lettres, écrire ne semble pour lui que produire une suite de
formes dessinées, vides de sens. Dans ces
moments-là, je me dis « Ah ! si j’avais
une imprimerie » mais je trouve autre chose. Je le fais
participer aux séances de lecture. Parce qu’il
n’est que niveau jaune, c’est le premier
à venir entourer ce qu’il arrive à
lire, tâche dont il sait s’acquitter. Pour son correspondant,
il veut écrire : « Je veux apprendre à
lire. » Suis-je trop impatiente ?
En
mars Kamil
s’inscrit au « Quoi de Neuf ? » Au moment
de passer, il reste silencieux, souriant, une grosse boîte de
feutres à la main. Fin mars, Kamil
s’inscrit à nouveau et dit : « Le
père, il sait compter. Dans le train, pour aller chez ma
tata. On est allé s’amuser. On a gagné
un gros ballon. » Kamil prend la parole au
Conseil, au moment de « Je grandis » : il demande
le permis de circuler dans la classe. Quel progrès ! Mais je
lui explique qu’il faut d’abord
s’inscrire et écrire son prénom. Il me
dit qu’il ne sait pas où c’est. Le soir
même, Kamil s’inscrit dans le cahier de Conseil
avec l’aide de Maeva qui lui montre où
écrire son prénom. Au Conseil suivant, il
demande son permis, je lui explique qu’il faut
d’abord obtenir la ceinture jaune. Il n’a pas
l’air de comprendre. Mais sa ceinture jaune est «
adoptée » avec les applaudissements des enfants.
Kamil a le sourire. Comprend-il vraiment ?
Mai-Juin
Je pars en stage et
ferme les Institutions avant mon départ. Lors du dernier Conseil
de mai, j’annonce la date du prochain Conseil à
mon retour.
Septembre
2005 Kamil arrive avec trois
jours de retard. Il est accueilli dans la
classe de CP/ CE1 et il a un grand cartable.
II.
RENCONTRES AVEC LES PARENTS
Octobre,
premier rendez-vous Kamil est en
difficulté. Je demande un rendez-vous aux parents. Seul le
père vient. Il m’explique que sa femme ne vient
pas car elle ne comprend pas. Il me dit que son fils a
commencé à parler turc à quatre ans et
français bien plus tard. Je ne sais toujours pas
quoi penser des difficultés de cet enfant. Est-ce un
problème entre le turc et le français ?
Pourtant, ce qui me laisse perplexe, c’est le retard global,
y compris dans sa langue maternelle.
Rencontre
interculturelle Cette rencontre,
initiée et nommée par la psychologue scolaire, se
veut un lieu « d’entre-deux. »
Elle se
déroule ainsi : les parents, les enfants, la traductrice, la
psychologue scolaire, et moi-même sommes assis en cercle. La
mise en place de ce dispositif doit permettre de parler, de faire un
pont entre les deux cultures. Or, tout au long de la
réunion, il est très difficile à la
traductrice de parler avec la mère, celle-ci
étant souvent coupée par le père. De plus, j’ai
cette impression que Kamil fait « le débile
». Il s’agite sans arrêt sur sa chaise en
salivant énormément. Je remarque que le petit
frère accapare l’attention car il
n’arrête pas de courir dans la salle. Kamil
n’échange aucun regard avec ses parents. Je
m’adresse à ses parents et à
lui-même. Là, c’est plus fort que moi.
Je lui fais la remarque : je lui parle et j’aimerais voir son
visage afin de communiquer. À ce moment-là, Kamil
semble s’intéresser à ce que
l’on dit. L’entretien se
termine. Entre deux portes, le père me dit «
C’est gênant si Kamil part 15 jours plus
tôt, en juin, pour la Turquie ? » Je rappelle au
père que l’école se termine
début juillet. C’est
édifiant… J’ai l’impression
qu’ils n’ont rien compris. Ou est-ce moi qui
n’ai rien entendu ?
Première
semaine de mai, équipe éducative Kamil est un enfant qui
est « signalé » depuis la petite section
de maternelle. Sa scolarité en cycle 1 a
été ponctuée par de très
nombreuses absences. Malgré deux équipes
éducatives, aucune démarche vers le
CMPEA [3] n’a été faite
par les parents. La seule aide mise en route est la prise en charge par
une orthophoniste, deux fois par semaine. Suite à
l’impression d’échec de la rencontre
interculturelle, la psychologue scolaire, la directrice, la
rééducatrice et moi-même
décidons de faire une équipe
éducative. Je me sens très mal à
l’aise. En pensant, au dossier « Mes
Progrès », seules les maths avancent. Que vais-je
dire, comment vais-je le dire ? L’équipe
éducative a lieu. Nous pointons les difficultés,
montrons le décalage entre les compétences
acquises par cet enfant et celles qui sont attendues en cycle 2. Cette
réunion s’avère éprouvante. Je perçois la
souffrance de ce père à reconnaître le
retard de son fils, l’incompréhension et le
décalage de la mère qui ne cesse de sourire, le
point de vue des différents intervenants de
l’école pour faire prendre conscience
qu’une démarche au CMPEA est
nécessaire. En même temps, je pense à
cet enfant progressant à son rythme. Que propose-t-on
à cette famille ? Pour
l’instant, un maintien en CP est recommandé (avec
toute la jonglerie de mots nécessaire pour faire accepter
cette proposition par l’IEN), à condition que les
parents démarrent une démarche au CMPEA. Au final, cela me
paraît être la meilleure des propositions.
III. COMMENTAIRES
L’élève
Kamil Kamil investit le
travail en classe. Il parle à sa
manière : ses dessins sont riches en couleurs. Il dit souvent :
« C’est payé combien ? » La mise en place de la
monnaie et de la paye déclenche chez cet enfant le
désir de « compter ». Au « Quoi de
Neuf ? », ce sont d’abord ses « objets
» qui parlent. Puis, en fin d’année,
commence à s’amorcer une parole plus
structurée. Il s’investit
dans la classe et obtient le métier « Fermer la
porte ».
Kamil
et ses pairs Les enfants connaissent
Kamil. Ces enfants «
passeurs », « traducteurs » sont aussi
pour Kamil des repères qui l’aident à
se situer concrètement dans la classe, dans ce lieu de vie
en devenir.
Les
progrès Les progrès
sont lents. Le non-accès à un langage oral
structuré me plonge dans un grand désarroi. Ai-je
mis toute cette organisation en place pour aussi peu de
résultats ?
Kamil
et la maîtresse « Il y a
transfert en tant qu’actualisation de désirs
inconscients ou encore mobilisation de questions jusque-là
restées sans réponse. » [4] Visiblement, Kamil
mobilise des questions… Kamil aurait pu
s’appeler Farid, Aymard ou Adrien, cela n’aurait
pas changé grand chose. Dès cette
première rencontre, cet enfant me questionne très
fort. Sans doute, cette absence dans le regard. Cet enfant ne regarde
pas l’adulte, il baisse les yeux. D’où
ces réflexions virulentes « N’est-il pas
retardé ? C’est terrible d’avoir cette
pensée-là. » Comment parler avec cet
enfant ? Comment vais-je m’y prendre ? Va-t-il progresser ? Je perçois
que Kamil est connu par les autres mais cela ne me convient pas
d’avoir des enfants traducteurs. Quelques bribes de
lecture qui feront sûrement sourire me reviennent «
pour parler, il faut parler » et aussi « une
mère reprend son enfant aux premiers balbutiements
». Là, je me
positionne en tant qu’adulte dans la classe,
empêchant à priori cette traduction des autres.
S’il veut parler, qu’il parle.
Ce
qui n’a cesse de m’interroger Je me suis
demandé pourquoi chez cet enfant les mots sont lents
à venir, pourquoi la construction syntaxique ne
s’élabore pas. Lors des différentes
rencontres, le père ne laisse aucune place à sa
femme qui ne cherche guère à comprendre ou qui ne
peut pas comprendre ce que l’on dit sur son fils. Je laisse
libre cours à mes pensées « Quand Kamil
est-il né ? Où est-il né ? Que
s’est-il passé avec la mère ?
» Que de silences, de sourires ! Je digresse hors de la
classe. Pourtant, je retourne
ces questions, même en l’absence de
réponses. Je fais des hypothèses :
problème de racines culturelles ? Sûrement pas,
parce que rien ne s’est dit pendant la « rencontre
culturelle ». Alors ? En classe Kamil a parlé,
s’est exprimé. Je note ses progrès et
j’écris souvent ma surprise. Surprise de voir
Kamil utiliser un autre langage, surprise de voir cet enfant rempli
d’émotions, surprise de le voir apprendre
à compter avec la monnaie. Je repense à
son accueil, aux autres élèves qui ont
été là pour l’encourager et
souligner ses progrès. Ils lui ont
parlé, l’ont aidé. Kamil a eu un
métier, il nous a parlé autrement par ses
métiers, ses dessins, son marché. « De
là, l’importance, en classe, des
“transferts latéraux” qui viennent
alléger la relation transférentielle
maître-élève, l’ouvrir sur
d’autres possibles, d’autres issues.
» [5]et, pour la maîtresse,
l’importance de pouvoir entendre autrement
l’hésitation des mots.
Muriel
Prué et
le groupe Pédagogie Institutionnelle de la Gironde juin 2006
[1] René LAFFITTE et le groupe "Vers la Pédagogie Institutionnelle", Mémento de pédagogie institutionnelle. Faire de la classe un milieu éducatif. Vigneux : Matrice, 1999 (p. 269) [2]Keïko KASZA, Une maman pour Choco, Paris : L'école des loisirs, 1996 [3] CMPEA : Centre Médico-Psychologique pour Enfants et Adolescents [4]Francis IMBERT et le "Groupe de Recherche en Pédagogie Institutionnelle", L'Inconscient dans la classe, Paris : ESF, 1996 (p. 41) [5] Francis IMBERT et le GRPI, id., 1996, (p. 46)
IV. UN LIEU
POUR KAMIL…
Un jour de septembre,
Kamil désire écrire le mot «
château ». Cet enfant qui, à la
rentrée, semblait « perdu » ainsi que le
formule la maîtresse, cet élève qui ne
réagissait pas aux mots ni à la lecture
s’intéresserait donc à
l’écrit ? Lorsque Kamil est
arrivé dans la classe, la maîtresse
s’est très vite débarrassée
de la fonction de « traducteur » ou de «
passeur » qu’aurait pu prendre tel ou tel
élève. Certes, Kamil ne parle pas
français et il ne réagit guère aux
sollicitations qui lui sont directement adressées. Mais cela
ne le fige pas dans un statut particulier ou une
extériorité au groupe qui aurait quelque chose
d’essentiel.
Et si, au contraire, l’on peut voir
peu à peu émerger la singularité de
Kamil au fil de la monographie, nous pensons que c’est parce
que, d’emblée, il s’est
trouvé inséré dans le
réseau de la classe institutionnelle. Ce n’est
d’ailleurs pas simplement une « classe »
ou un « groupe » qui accueille Kamil, mais
plutôt un Collectif au sens où l’entend
Jean Oury. Même si le concept est un peu plus complexe, on
peut retenir ici la première définition
donnée par J. Oury au début de son
séminaire intitulé Le Collectif : «
Pour pouvoir distinguer, pour pouvoir faire des coupures, des partages
dans le champ de notre praxis, ça nécessite une
fonction diacritique. Mais on ne peut pas le faire tout seul.
Ça demande une machine collective. Il faut des
échanges d’informations, d’impressions,
etc. Mais pour que ça fonctionne, il faut que cette machine
puisse distinguer les différents registres, symbolique,
imaginaire, au moins. » [6] On a remarqué
que l’intérêt soudain pour
l’écrit succède à la semaine
de classe transplantée au château des
Primevères. Quand ils sont au « château
», tous, élèves et maîtresse,
sont dans un espace nouveau qu’ensemble ils vont devoir
s’approprier. Ils s’installent pour une semaine
dans un lieu plus vaste que celui de la classe, mais qui reste pourtant
délimité et clos, où les
repérages sont parlés et se construisent en
commun. Dans ce temps et ce lieu, il n’est pas vraiment
question « d’intégrer » Kamil.
C’est le groupe-classe tout entier qui investit le lieu
qu’il découvre. Le groupe-classe, autrement dit
les personnes qui le constituent mais aussi leurs pratiques
collectives, acquises ou en construction. Ce même
groupe-classe modifie donc par ses activités
l’espace dans lequel il s’installe, tout en se
trouvant lui-même remanié à
l’occasion de ces transformations.
Organisé pour
les activités de production et par le cadre de la classe
institutionnalisée, le « château
» devient un lieu où s’articulent des
réalisations marquées par les exigences de la
réalité et régies par la parole, un
lieu où se déploient donc aussi des
échanges inter-psychiques. Dans l’introduction de
Psychologie des foules et analyse du moi, Freud avertit
qu’une distinction entre psychologie individuelle et
psychologie collective manquerait quelque peu de pertinence : «
L’opposition entre la psychologie individuelle et la
psychologie sociale ou collective, qui peut, à
première vue, paraître très profonde,
perd beaucoup de son acuité lorsqu’on
l’examine de plus près. Sans doute, la
première a pour objet l’individu et recherche les
moyens dont il se sert et les voies qu’il suit pour obtenir
la satisfaction de ses désirs et besoins, mais, dans cette
recherche, elle ne réussit que rarement, et dans des cas
tout à fait exceptionnels, à faire abstraction
des rapports qui existent entre l’individu et ses semblables.
C’est qu’autrui joue toujours dans la vie de
l’individu le rôle d’un
modèle, d’un objet, d’un
associé ou d’un adversaire, et la psychologie
individuelle se présente dès le début
comme étant en même temps, par un certain
côté, une psychologie sociale, dans le sens
élargi, mais pleinement justifié, du mot.
» [7]
Des modèles,
des objets, des associés et des adversaires, que ce soit
dans une dimension de réalité, en liaison avec
des marquages symboliques ou à travers la sollicitation des
imaginaires, voilà bien ce que la classe institutionnelle
peut offrir à Kamil. Et elle le lui offre
précisément parce qu’elle est
constituée à la fois des productions en cours,
des institutions pour les gérer, des rôles et des
fonctions exercés par chacun et qu’entre ces
différents plans la parole circule. Il n’est
peut-être plus possible de repérer très
précisément ce qui a fait progresser
l’élève à un moment
donné mais on peut faire l’hypothèse
que c’est la variété et le jeu des
éléments de la classe institutionnelle qui ont
permis quelques « accrochages » pour le sujet Kamil. Pris dans les
interactions à la fois symboliques et imaginaires
suscitées par la « machine-classe »,
Kamil devient un des participants du collectif, comme les autres en
mouvement et difficilement réductible à un
« essentiel » qui tiendrait à son
origine ethnique comme l’impensé d’une
approche « inter-culturelle » trop sommaire aurait
pu le laisser craindre.
À propos de
l’heureuse inefficience de la « rencontre
inter-culturelle » et du cheminement de Kamil, on pourra
s’intéresser au concept de lieu tel que le propose
Fethi Benslama, en opposition à une notion de culture
conduisant vers ce qu’il appelle «
l’ethnicisation croissante de la singularité
psychique. » [8]
Le lieu tel que
l’entend cet auteur s’appréhende dans
une triple dimension : existentielle, métapsychologique et
institutionnelle.
En un trop bref aperçu, on peut
repérer la dimension existentielle dans les deux
modalités que F. Benslama distingue à propos de
l’apparente simplicité du fait
d’être : « cette évidence
[…] peut devenir inévidente dans
l’expérience de l’exil, dans la mesure
où pour le sujet humain être ici
n’équivaut pas à
être-là. Cette phrase de l’un de nos
patients : “j’y suis et j’y
reste”, montre que dans l’affirmation
même de l’attachement au lieu, il existe une
discordance essentielle entre le plan de l’être
(J’y suis) et de la demeure (J’y reste). » La dimension
métapsychologique est du côté de la
tentative de compréhension du « lieu psychique
», autrement dit ce qui renvoie au passage de Psychologie des
foules et analyse du moi cité plus haut ou aux
premières lignes de l’introduction de ce
même ouvrage : « L’Autre est
présent d’emblée dans
l’individu et, par conséquent,
l’investigation psychanalytique est, elle aussi
d’emblée à la fois une psychologie
individuelle et une psychologie collective ». Quant à la
dimension institutionnelle, F. Benslama affirme : « il
n’y a pas de sujet sans être ensemble. Il
n’y a pas d’être ensemble sans
institution. Il ne peut y avoir de sujet qui ne soit
institué. L’institution est le lieu social. La
première des institutions qui marque d’une
façon indélébile
l’identité humaine est la filiation. À
sa naissance, tout individu humain reçoit deux empreintes
déterminantes : le sexe et le nom, par lesquels il est
inscrit dans une place unique, dans une filiation. Le lieu
institué est donc le lieu
généalogiquement ouvert et tenu, dès
la venue de quelqu’un à l’existence.
»
On se souvient aussi
que, peu après la classe transplantée, Kamil
s’approprie Une maman pour Choco. Cet album de Keïko Kasza
raconte la longue quête d’une mère
adoptive par Choco, « un petit oiseau qui vivait tout seul
». On y voit l’oisillon rencontrer un par un des
animaux qui disent ne pouvoir l’adopter puisqu’ils
ne lui ressemblent pas. Il finit pourtant par croiser la route
d’une Madame Ourse qui déclare qu’elle
aurait une drôle d’allure si elle lui ressemblait,
mais qui a les gestes et les paroles adéquats pour faire de
Choco l’un de ses enfants, par ailleurs tous dissemblables. Si la «
rencontre inter-culturelle » tentée un moment
donné entre Kamil, sa famille et
l’école peut paraître se
référer à une approche de type
ethnopsychiatrique ou ethnopsychanalytique, on peut se demander en
l’occurrence quel pouvait être son
intérêt, compte tenu de l’absence de
personnes pouvant faire passerelle ou lien entre les cultures turque et
française dont
l’hétérogénéité
était supposée cause des difficultés
de l’enfant… N’est-ce pas au contraire
dans un espace culturel en construction que Kamil trouve
matière pour entrer dans l’échange ? Ce
qui nous rapproche finalement des pratiques de ceux qui, à
la suite de G. Devereux, se sont engagés dans des pratiques
psychothérapeutiques qui puisent dans la culture
d’accueil, celle d’origine ou d’autres
encore pour rendre disponible « un espace interculturel et
humain transitionnel permettant une élaboration psychique
». [9]
Car, bien sûr,
ce n’est pas sa propre histoire que Kamil lit à
travers celle de Choco. Mais il n’en est pas moins
confronté à des éléments,
si ténus soient-il, tirés du «
trésor » des représentations
collectives dont parle Freud dans L’Avenir d’une
Illusion. On ajoutera que ces éléments ne lui
sont pas seulement accessibles grâce aux qualités
pédagogiques indéniables de
l’enseignante ou à son bon usage de la didactique
de la langue, mais parce qu’il est convié
à s’en saisir et à les faire jouer en
tant que sujet. Et s’il a quelques chances
d’apparaître comme sujet, c’est bien
parce que la fonction diacritique dont parle J. Oury est à
l’œuvre, c’est-à-dire la
possibilité d’établir des distinctions
entre les différents plans dans lesquels les «
habitants du château » interagissent. Pour
l’apercevoir, il suffit de revenir sur la
diversité des rencontres faites dans l’espace de
la classe : la parole libre du « Quoi de neuf ? »,
les contraintes et les valorisations à travers le travail et
la monnaie intérieure, les métiers à
exercer et les rôles à tenir, le correspondant
à qui faire part de son désir
d’apprendre à lire, …
En évoquant
le parcours de Kamil, l’un des intérêts
de cette monographie est peut-être aussi de nous aider
à mieux percevoir la différence entre,
d’une part, les lieux géographiques,
étapes d’un parcours certes inscrit dans la
réalité mais si facilement support
d’une topographie imaginaire et, d’autre part,
l’espace psychique intersubjectif constitué par
cette classe institutionnelle à
l’intérieur de laquelle Kamil finit par trouver un
lieu où exister.